IDENTITÉ
Henri-Francois Debailleux
Qu’entendez-vous par cette notion “d’identité” qui occupe une place très importante dans votre travail depuis de nombreuses années ?
What do you mean by this notion of “identity” that has been key to your work for many years?
Jean-Claude Meynard
Comme le terme l’indique, je m’intéresse là à la défini- tion de l’image. Pour l’aborder, j’ai choisi, depuis main- tenant près de vingt ans, d’utiliser la géométrie fractale, cette géométrie de l’aléatoire qui puise dans les principes de réseaux, de trames et met en jeu une multitude de paramètres avec lesquels je construis une image, au sens de construction géométrique. Celle-ci, avec tout ce qu’elle suppose de complexité, d’éléments imbriqués, mixés, mis ensemble simultané- ment, me permet de proposer la représentation d’une nature, c’est-à-dire d’une forme connue avec, en même temps, sa géométrie.
As the term indicates, I am interested in the definition of the image. To approach it, I have, for almost twenty years now, chosen to utilize fractal geometry, this geometry of randomness that exploits the principles of networks and webs and calls into play a multitude of parameters with which I construct an image, in the sense of a geometric construction. This construction, with everything it supposes in terms of complexity and mixed, interconnected elements simultaneously placed together, allows me to offer a representation of a part of nature, that is, a known form and at the same time, its geometry.
Henri-Francois Debailleux
Vous insistez toujours beaucoup sur la coexistence de ces deux aspects qui sont au centre de votre démarche...
You are always insisting a great deal on the coexis- tence of these two aspects that are at the heart of your approach...
Jean-Claude Meynard
CSi l’on prend l’exemple d’un portrait, je redéfinis ce portrait sous la forme d’une cartographie intégrée au sujet. Il s’agit en fait du sujet mis en cartographie, avec tous les paramètres et dimensions de celle-ci (abscisses, ordonnées…) qui relèvent de la géométrie et donc d’une abstraction. En prenant comme point de départ les réseaux et les trames, cette géométrie donne au sujet l’aspect d’une construction en fil de fer et nous fait entrer dans une micro dimension, invisible à première vue. Comme si nous descendions dans une profondeur atomique, au vrai sens du mot “atome”. Ces micro-réseaux entraînent différentes connexions, différents niveaux de lecture, à commencer par celui de l’imaginaire qui peut nous faire voir le système sanguin ou nerveux, avec ses synapses et ses neurones, le tout étant, à une certaine échelle, une définition du sujet.
If one takes the example of a portrait, this portrait is something I redefine in the form of a cartography integrated into the subject. It is a matter of placing the subject into a cartography, with all its parameters and dimensions (abscissas and ordinates …) that appertain to geometry and are therefore part of an abstraction.
In taking networks and webs as my point of departure, this geometry gives the subject the appearance of a metal wire construction and ushers us into a micro-dimension, which is invisible at first glance. It is as if we were descending to atomic depths, in the real sense of the word atom. These micro-networks lead to different connections, different interpretations. Starting with the imaginary level, we can see the circulatory system’s blood vessels or the nervous system’s synapses and neurons. On any given scale, everything is a definition of the subject.
Henri-Francois Debailleux
Ou, comment nous sommes construits, d’un point de vue biologique ou génétique, avec un code, un ADN et ses spirales. En fait, l’image qu’on a sous les yeux donne à voir le sujet et en même temps la structure qui le compose. D’où la saturation de l’espace et la complexité visuelle très dense de vos œuvres,comme l’indiquent d’ailleurs leurs titres “Excès, Expansion, Connexion...”
Or, we can read how we are constructed, from the biological or genetic point of view, in the same way as the genetic code with DNA and its spirals. In fact, the image that we have before our eyes allows us to see the subject and at the same time the structure that composes it.
This is how, in your works, space is saturated with a very dense visual complexity, as titles such as “Excess, Expansion, Connection” indicate…
Jean-Claude Meynard
Exactement, le spectateur voit cet empilement, cet emboîtement de lignes et de formes qui brouillent complètement la forme initiale. Il n’y a alors plus du tout d’évidence. Car dans ce chaos, ce vertige visuel, iil devient très compliqué de trouver des repères.
À la limite, le sujet de l’œuvre semble perdu. C’est alors au spectateur d’effectuer un travail et, avec la volonté de son regard, de reconstituer une figure. Avec ce nouveau réel que je présente, cettere défini-tion de la figure, j’essaye de donner des espaces vir-tuels et d’autres pistes de lecture puisque les différents éléments ne se masquent pas les uns les autres et permettent aussi bien, et en même temps, une approche micro que macro.
Exactly, the spectator sees this piling up; this stacking up of forms and joining of lines that entirely confuse the initial form. There is no longer any trace of it. For in this chaos, this visual vertigo, it becomes very complicated to get one’s bearings. One could even say that the subject of the work seems to be lost. It is then up to the spectator to make an effort to reconstitute a figure with the will of his observer’s eye. With this new real that I am presenting, this redefinition of the figure, I try to give virtual spaces and other orientations for the reading since the different elements do not mask each other and also allow for both a micro and a macro approach.
Henri-Francois Debailleux
Vous évoquez la figure du portrait. Il s’agit en fait toujours d’autoportraits. Pourquoi ce thème, que vous avez certes traité de différentes manières est-il récurrent dans votre œuvre ?
You mention the figure of the portrait. In fact, these are always self-portraits. What is the reason for this recurring theme, treated in different ways, in your work?
Jean-Claude Meynard
Si j’ai plutôt choisi l’autoportrait que le portrait, c’est tout simplement parce que l’autoportrait est quotidiennement à ma disposition.
If I have mostly chosen the self-portrait over portraits of others, it is simply because it is the one that I have always had most readily available to me on a daily basis.
Henri-Francois Debailleux
Comme chacun peut se voir au moins une fois par jour dans son miroir. Ce qui n’est d’ailleurs pas un vrai portrait mais la représentation que l’on veut bien voir de soi, de la même manière qu’une photographie n’est qu’un cliché, un instantané.
Indeed everyone can see himself at least once a day in the mirror. Yet it is not a real portrait, but rather the voluntary vision of the representation that one would like to have of oneself, in the same way that a photo-graph is but an image, a snapshot.
Jean-Claude Meynard
En effet, cela dit, dans mon travail, l’autoportrait n’a de sens que comme forme emblématique des portraits de chacun. Avec cette forme, cette matrice, je propose la figure la plus communicante : en la voyant, on l’identifie immédiatement comme une tête. En fait cela produit un effet miroir. Je pars de ce code basique, ce portrait-matrice, pour ensuite le démultiplier et créer ainsi par prolifération une nouvelle figure.
This said, in my work, however, the self-portrait makes no sense except as an emblematic form of everyone’s portraits. With this form, this matrix, I propose the figure that communicates the best: in seeing it, one immediately identifies a head, in fact, it’s a mirror effect. I start off with this basic code, this matrix-portrait and then multiply it over and over again, thus creating a new figure through proliferation.
Henri-Francois Debailleux
En prenant cette forme, vous incitez le spectateur à faire le même chemin que vous, c’est-à-dire à découvrir, augmenter et enrichir sa cartographie initiale. C’est la même chose que le passage d’une simple fiche d’identité, binaire, avec date et lieu de naissance, à une perception de plus en plus complexe de la personne caractérisée par d’autres éléments, son groupe sanguin, ses idées, ses joies, ses peurs...
By taking this form, you encourage the spectator to follow your path, that is, to discover, augment, and enrich his initial cartography. It is the same thing as the transition from a simple identity card or birth certificate, a binary entity with the date and place of birth, to a more and more complex perception of the person characterized by other attributes, his blod type, his ideas, his joys, his fears...
Jean-Claude Meynard
Oui, à partir de la géométrie que je propose, le spectateur est emmené dans un monde de plus en plus personnel, intime, profond. à tous les niveaux de conscience (regard, mémoire, imaginaire,…), il procède à sa propre identification.
Yes, from the geometry that I propose, the spectator is led into a more and more personal, intimate and profound world. At each level of consciousness (observation, memory, imagination…), he proceeds further to his own identification.
Henri-Francois Debailleux
Selon les éléments qu’il utilise, chacun verra forcément des images différentes et fera sa propre cartographie d’une identité, la sienne ou toutes autres identités. Vous espérez ainsi donner au spectateur la curiosité et l’envie de faire un voyage en construisantson propre itinéraire. Il s’agit pour lui d’aller au-delà d’une connaissance simple, déjà nommée, prénom-mée, pour découvrir des aspects et des angles de combinaisons inattendues.
Comment y parvenez-vous ?
According to the elements he utilizes, each person is necessarily going to see different images and make his own cartography of an identity, be it his own or all other identities. You hope to stimulate the spectator’s curiosity or desire to make a voyage by constructing his own itinerary. It is a matter of going beyond a sim-ple known entity, that is already named, to discover aspects and angles of unexpected combinations. How do you manage to do that?
Jean-Claude Meynard
Nous venons de parler du portrait et de l’identité.
Mais plus simplement, on peut prendre l’exemple d’une chaise. Il est pratiquement impossible de la voir dans son ensemble. Pourtant, lorsqu’on présente cet objet à quelqu’un et qu’on lui demande de l’identifier, il y parvient tout de suite. Toutefois, en brouillant un peu sa définition, on peut facilement montrer qu’une chaise a des pieds, un dossier, un siège, éventuellement des bras. En détaillant plus en avant, on peut parler des couleurs, des matières, des jeux de fibres, et ainsi de suite. Avec une connaissance de plus en plus appro-fondie, avec des éléments de plus en plus nombreux, on se retrouve face à une telle somme d’informations qu’au final, on n’identifie plus la chaise.
Et ce sera donc à partir d’indices et de leur interdépen-dance que l’on pourra retrouver l’identité de l’objet.
We have just been speaking about the portrait and identity. Yet, more simply, we can take the example of a chair. It is practically impossible to see a whole chair. Nevertheless, when we present this object to someone and we ask him to identify it, he immediately manages to do so. However, if we confuse its defini-tion a bit, we can easily show that a chair has legs, a back, a seat, and possibly arm rests. If we were to get more specific, we could speak of colors, materials, fibers and even get into the nature of the chair and so on. The deeper the level of knowledge, the more numerous the elements, the more we get to a point where we are faced with such a sum of pieces of infor-mation that, in the end, we can no longer identify the chair.
Then only clues and their interdependence can lead us to rediscover the identity of the object.
Henri-Francois Debailleux
Un peu à la manière de ce jeu “Brainstorming”, dans lequel on doit retrouver un objet ou une idée à partirde différentes caractéristiques. Chacun va réagir selon ses propres références, qui ne sont pas forcément celles de son voisin, et arrive à un résultat équivalent avec des trajectoires et des cheminements différents.
It’s a little like the game “Brainstorming” in which players have to guess what an object or idea is based on different characteristics. Each one will react according to his own set of references which are not necessarily his neighbor’s, and yet players arrive at an equivalent result by way of different trajectories and paths.
Jean-Claude Meynard
Exactement, avec cette approche, je demande au spectateur d’avoir une attitude active en recomposant, en reconstituant ce qui est effectivement dans l’œuvre, mais pas immédiatement perceptible. Pour arriver à ce niveau de lecture, il est obligé d’utiliser son imaginaire, d’emprunter des perspectives autres et plus riches que si je présentais un (auto)portrait dit “classique”. Là, le tableau lui donne tout en même temps, c’est-à-dire tous les niveaux de la vie.
Ce qui m’intéresse : faire un portrait du vivant.
Exactly, with this approach, I ask the spectator to adopt an active attitude by recomposing and reconstituting what is effectively in the work, but not immedi-ately perceptible. In order to arrive at this level of reading, it is necessary to use one’s imagination, to borrow other, richer perspectives, much more than if I were to offer a so-called classical (self-) portrait. In a traditional portrait, the painting presents everything at once, that is, all levels of life.
What interests me is making a portrait of a living being.
Henri-Francois Debailleux
Depuis de nombreuses années, on entend ou on lit que la représentation est finie, bouchée. Or, il se trouve que la connaissance, les outils et donc la méth-ode ont aujourd’hui changé. Que vous apportent la géométrie fractale et le numérique?
For many years, we have been hearing or reading that representation is dead, over, and done with. Yet it is true that knowledge, tools and therefore the methods have changed. What have fractal geometry and digital technology brought to your work?
Jean-Claude Meynard
La géométrie fractale dispose d’un potentiel immense, elle me paraît la plus ouverte. Conjuguée au numérique, elle permet de mixer un réel, une nature je préfère le mot nature à celui de réel), et de faire en sorte que les réseaux, les pixels, les touches de couleurs soient des composantes du sujet, du vivant, de l’œuvre. Le but étant, je le répète, d’ouvrir de nou-velles perspectives et de regarder le monde d’une manière non finie, non définitivement définie et de redonner des possibilités de composition et recompo-sition, donc de vie.
Fractal geometry has an immense potential available, it seems to me the most open. Together with digital technology, it allows for mixing the real, or nature (I prefer the word “nature” to “real,”) and working in such a way that the networks, pixels, and colors become components of the subject, of the living being, of the work. The goal, I repeat this, is to open up new perspectives and to see the world in a non-finite man-ner, not definitively defined and to give new possibili-ties of compositions and re-compositions, and therefore, of life.
Henri-Francois Debailleux
Depuis de nombreuses années, on entend ou on lit que la représentation est finie, bouchée. Or, il se trouve que la connaissance, les outils et donc la méth-ode ont aujourd’hui changé. Que vous apportent la géométrie fractale et le numérique?
In a way, to give the spectator and the individual his autonomy, his liberty and his dream.
Jean-Claude Meynard
Ce qui est la fonction même de l’œuvre d’art.
Which is the very function of the work of art today.
Henri-Francois Debailleux
Et c’est sans doute là que “l’identité” - en tant que matrice première, sorte de référence, de nécessité universelle - est pour vous l’outil idéal pour montrer le vivant dans toutes ses formes, dimensions et évolu-tions Ainsi entre le début et la fin de notre dialogue, nous ne serons plus les mêmes. Du temps aura passé, de multiples informations auront été échangées qui auront modifié nos sensations, nos pensées, nos corps, nos cellules mêmes, certaines seront mortes, d’autres seront nées...
La connaissance que chacun a de lui-même et de l’autre se sera modifiée. Alors, non seulement, com-plexité du vivant, mais aussi instabilité, mouvement, transformation.
And it is certainly here that identity, as a first matrix, a kind of reference, of universal necessity, is for youthe ideal tool for showing the living being in all its forms and dimensions, and in all its states… Thus, we are no longer the same at the end of our dialogue as we were when we started it. Time has passed and much information has been exchanged thus modifying our sensations, our thoughts, our bodies, even our cells, some of which are now dead, others of which have just been born… The knowledge that we each have of ourselves and of others has also been modi-fied. So, we see not only the complexity of the living being, but also its instability, its movements and its transformations.
Jean-Claude Meynard
Ce qu’on appelle communément le chaos - et c’est bien ce chaos qui m’intéresse - c’est à partir de lui que commence ma réflexion et mon travail, à partir de lui que j’élabore toutes mes constructions d’images. Il ne s’agit pas pour moi d’organiser ce chaos mais de don-ner à voir son organisation ; le chaos est organisé en chaos, c’est-à-dire en métamorphoses infinies, en vivant.
What people call chaos – and it is very much chaos that interests me – since it is from chaos that I begin my reflection and my work and from chaos that I devel-op all my constructions of images. For me, it is not a matter of organizing this chaos, but rather of showing its organization. Chaos is organized in chaos, that is to say, in infinite metamorphoses, in living itself.
Henri-François Debailleux - 2004