VERTIGES ET COHÉRENCES DU CHAOS
D’un chemin l’autre. Le parcours artistique de Jean-Claude Meynard se découvre dans la discontinuité et se pense dans la rupture. De l’hyperréalisme à la géométrie fractale, en passant par les grandes séries de la complexité, la linéarité n’est pas de mise.
Sa formation bouscule également le cursus habituel de sa génération pour renouer avec la double tradition de la transmission familiale et de l’enseignement aux côtés d’un maître. Il côtoie ainsi très tôt des œuvres du patrimoine de l’art moderne (Rodin, Derain, Braque) collectionnées par son parrain qui l’élève de 5 à 6 ans (« mon premier exil dans un musée vivant » dit-il)1 la découverte précoce de l’atelier via un professeur de dessin doublé d’un peintre classique. Deux années d’études (de 11 à 13 ans) à partir de l’observation patiente des maîtres : Gustave Doré, Dali, Matisse... un travail assidu sur le motif, le rapport à l’objet, au modèle vivant, fondé sur l’implication personnelle de l’élève, son désir, sa volonté artistique naissante. Puis le lycée Français de Berlin (« deuxième exil ») où il découvre les déclinaisons de la culture pop, et s’empare de l’imagerie consumériste du temps pour réaliser quelques toiles, «néo-pop» aujourd’hui disparues. Ce détour par les «mythologies quotidiennes » le conduit à se confronter à l’hyperréalisme, non dans la révérence mais pour dépasser, déconstruire le spectacle de la société. Il présente ses premières œuvres à la galerie De denovum à Düsseldorf grâce à Jean-Pierre Lavignes en 1975.
Ces éléments biographiques éclairent certes mais peuvent aussi interférer et même parasiter la compréhension de la démarche de Jean Claude Meynard. Une constante, la primauté accordée aux préoccupations picturales et visuelles. Pour autant, son travail se révèle en quelque sorte via négationis, dans un constant renouvellement formel et thématique, une confrontation d’approches différentes, de manières apparemment contradictoires, posant par la-même, et avec une force rarement égalée, la question du style.
Des styles, qui s’incarnent dans de vastes cycles, dans des séquences parfaitement identifiées, offrant à chaque étape une combinaison spécifique d’éléments formels et thématiques de l’image qui s’articulent, se déploient en fonction de l’époque, des courants de pensée correspondant, voire de l’air du temps. De fait Jean-Claude Meynard se confronte en permanence avec la représentation, dans sa complexité, ses entrelacs, ses rhizomes, ses incessantes hybridation. Ainsi l’hyperréalisme, perçu à l’origine tel un « défi » : A l’école américaine en tant que telle ? sans doute, à la représentation de la société des années 70 en voie de totale réification? certainement. Une confrontation avec le réel qui se collète avec la photographie, perçue comme simulacre, perpétuant mécaniquement et indéfiniment l’espace de la perspective euclidienne.
Dès l’origine, Jean-Claude Meynard ne reproduit pas mais interprète le réel, en jouant pleinement « l’effet de réalité ». Tromper l’œil, le surprendre, par la multiplication des détails devenus autant d’éléments visuels, remettant en cause la hiérarchie des plans, en proposant à qui sait voir, la sensation d’une perception globale totalement identifiable et radicalement fausse. Un temps suspendu que l’œil captif appréhende avec jubilation et angoisse. Vision d’ensemble, vision fragmentée. Vertige du regard.
La virtuosité technique, le savoir-faire, l’habileté sont alors reconnus et encensés, pour autant cette « géométrie de l’excès » (un Mentir-vrai si l’on veut absolument lui accoler une référence littéraire) est prise pour ce qu’elle n’est pas, une évidence, un reflet fidèle, une tranche de vie policée et neutre, dont l’intérêt se confondrait avec l’efficacité mimétique. Un symptôme de la confusion généralisée entre l’art, la vie, le document. La peinture comprise telle une « fenêtre ouverte sur le monde », dressant un constat illusoire, un procès-verbal, de la réalité appréhendée comme une donnée immédiate. Une paralysie du regard qui peut-être témoigne des limites propres de l’hyperréalisme, « stases scopiques » (2), voyeurisme régressif. Ce « mal vu » (l’expression est de Jean-Claude Meynard), va le conduire à une peinture moins précise, moins identifiable dans laquelle l’évidence de l’image s’estompe. L’objectif reste le même : dialoguer, aiguiser les regards, fendre l’armure du visible pour saisir, au-delà des apparences, le réel dans sa complexité.
Rupture/cohérence, le parcours de Jean-Claude Meynard peut se lire comme une unité contradictoire en constante évolution où chaque innovation formelle se trouve implicitement ou explicitement contenue dans le cycle précédent. Le point nodal restant la représentation. « Je m’intéresse à la définition de l’image.(3) » La représentation persiste et signe, au cœur de cette démarche, qui décline à l’infini la complexité du monde.
La succession des trois géométries fondamentales qui structurent rétrospectivement son œuvre prend ainsi la forme d’une spirale, un renouveau formel incessant intervenant à chaque fois à un niveau plus élevé, réfutant en pratique le mythe de l’éternel retour au profit d’une dialectique formelle. L’hyperréalisme, géométrie de l’excès, « le défi » des jeunes années, retrouve alors toute sa place et son sens par rapport aux deux « géométries fondamentales » qui vont suivre : les Grandes Séries de la Complexité (de 1975 à 1994) et la Géométrie Fractale. Dans la Géométrie des Enigmes, la facture procède d’un double mouvement évolutif et involutif, en se floutant, se difractant avec des effets de cadrage proches du plan cinématographique.
La lumière et elle seule, figure la présence humaine (Corps et Graphiques). L’anecdote s’épuise et disparaît. Pour autant, l’homme et son identité restent au cœur du propos. Sa silhouette persiste, présence induite, récurrente, éclatée, s’inscrivant pleinement dans la problématique fractale que Jean-Claude Meynard utilise désormais pour représenter la complexité du réel. « La géométrie fractale dispose d’un potentiel immense, elle me paraît la plus ouverte. Conjuguée au numérique, elle permet de mixer un réel, une nature (je préfère le mot nature à celui de réel), et de faire en sorte que les réseaux, les pixels, les touches de couleurs soient des composantes du sujet, du vivant, de l’œuvre. Le but étant, je le répète, d’ouvrir de nouvelles perspectives et de regarder le monde d’une manière non finie, non définitivement définie et de redonner des possibilités de composition et recom-position, donc de vie »4 Puzzle, Ecce homo, Identité et Méta…
La complexité comme principe directeur, l’expansion, la saturation, la volonté de rendre visible son architecture, sa structure, en deux dimensions, en relief ou en volume. Penser, traduire le chaos en ouvrant, dans tous les sens du terme, de nouvelles perspectives. A rebours, à contre-courant même, des années pop (Nouvelles Figurations, Salon de la Jeune Peinture) à une abstraction géométrique totalement repensée, dépoussiérée, renouvelée. D’autres peintres ont fait le chemin en sens inverse (Ray Johnson, Proweller…).
e va et vient, cet échange permanent, cet accent successif mis sur la forme et/ou le contenu démontre à quel point l’histoire de l’art du XXème siècle se décline dans l’entrelacs, l’interaction les mouvements de balancier. Jean Louis Ferrier ne parlait-il pas du cubisme comme un hyperréalisme ? « Possédant sa problématique propre, le cubisme n’est pas autre chose qu’un hyper-réalisme : s’il semble se détourner de la réalité, c’est de la réalité immédiate seulement, afin d’en percer mieux le secret.
A sa base, il pose le problème de la connaissance. Il est un réalisme réflexif qui ne se contente pas d’être mais pose simultanément la question de son être. »(5) Représentation, encore et toujours, le réel, le symbolique…
Pour sa dernière pièce, Meynard s’empare du mythe de Babel pour l’insérer dans sa propre vision du monde. Il réinterprète l’architecture de Babel, « icône de la complexité », tour, sphère, cube à partir de silhouettes humaines solidaires, qui deviennent les signes d’une écriture en devenir perpétuel, l’humanité à nouveau unie par l’écriture. La géométrie fractale s’affirme comme une nouvelle dimension de l’homme. L’œuvre peut se visiter, non seulement in situ, mais presque in vivo.
Le spectateur circule à l’intérieur des formes et des structures.
Jean Claude Meynard conjugue ainsi l’immersion et la mise en distance. « Ce qui m’intéresse : faire un portrait du vivant. »6 Du portrait à l’autoportrait, en creux, en filigrane, en effet miroir...
« L’autoportrait n’a de sens que comme forme emblématique des portraits de chacun. » (7) Meynard ou la fécondité du paradoxe. Dans son parcours, tout s’oppose et tout fait écho. Nier les étapes, les glissements progressifs, les césures de son travail au profit d’une cohérence forcée, insérer cette dynamique formelle et thématique dans un lit de Procuste confinerait à l’absurde. Pour autant, la confrontation des toiles hyperréalistes et des toiles fractales s’avère productive, de sens, d’émotion, de plaisir visuel. Les styles s’opposent et se complètent ici dans le même souci d’appréhension formelle de l’arborescence du réel.
La mise en perspective de cette œuvre réfléchie, assumée, permet d’en dégager la ligne directrice. Intrinsèquement l’œuvre de Jean Claude Meynard n’existe que par et pour la complexité. Sa chronologie et son évolution relèvent de la réplique, de séismes consécutifs de plus ou moins grandes intensités. Elle est dans son principe même et son devenir, cohérente, fragmentée, chaotique, totale, unique. Fractale !
Robert Bonaccorsi - juin 2010
From one road to another. Jean-Claude Meynard’s artistic trajectory is visible in its discontinuity and is understood through sudden changes. From hyper-realism to fractal geometry, by way of large expressions of complexity, linearity is not on the programme. His training also upsets the usual curriculum of his generation by adhering to a dual tradition of father-to-son and master-to-apprentice learning. He was familiar early on with key modern art works (Rodin, Derain, Braque, etc.) collected by his god-father who raised him from the age of 5 (“my first exile” in “a living museum” as he says) (1) and the childhood discovery of a workshop via a school art teacher cum classical painter. Two years of study (from ages 11 to 13) and the patient observation of Masters: Gustave Doré, Dali, Matisse, etc., hard work on motifs, the relationship between the object and the living model, all founded on the personal involvement of the student and his burgeoning artistic drive. Then the Lycée Français in Berlin (“second exile”), where he discovered the full panoply of Pop Culture and absorbed the consumerist imagery of the time to paint “Neo-Pop” paintings, now long way-laid. This meander by way of “everyday mythologies” led him straight to hyper-realism, not in reverence but to find out how to go beyond it, to deconstruct the circus of society. He presented his first works at the De Denovum Gallery in Düsseldorf thanks to Jean-Philippe Lavignes in 1975. This biographical info is certainly helpful but it runs the risk of interfering or even skewing the understanding of Jean-Claude Meynard’s approach. One constant is the primacy afforded to visual and pictorial matters. At the same time, his work can be seen somewhat as a via négationis, in its constant formal and thematic renewal, a confrontion of different approaches, of apparently contradictory methods, positing per se and with a rarely equaled strength the question of style. Styles embodied in vast cycles, in perfectly identified sequences, offering at each stage a specific combination of formal and thematic picture elements, articulating and deploying according to current events, the corresponding currents of thought or even their zeitgeist. In fact, Jean-Claude Meynard is in constant struggle with representation, in its complexity, interlacing, rhizomes and non-stop hybridization. And with hyper-realism, first seen as a “challenge”: the American school as such? No doubt, as for the depiction of society in the 70s in the midst of total reification. For sure. A confrontation with reality which clings to photography, seen as a simulacrum, mechanically and indefinitely perpetrating the space of Euclidian perspective. From the outset, Jean-Claude Meynard does not reproduce but interprets reality, playing full tilt with the “reality effect”. Misleading and startling the eye through the multiplication of details turned into visual items, questioning the hierarchy of surfaces, proposing to whomever can see the overall, completely identifiable and radically false sensation. Suspended time which the captive eye apprehends with jubilation and disquiet. A wide view, a fragmented view. Vertigo of the gaze.
The succession of three basic geometries retrospectively structuring his work takes shape as a spiral, an incessant formal renewal intervening each time at a higher level, practically refuting the myth of the eternal revisiting in favour of formal dialectics. Hyper-realism, the geometry of excess, the “defiance” of the young years then find their place and meaning in relation to the two “basic geometries” which followed: the “Great Series of Complexity” (from 1975 to 1994) and “Fractal Geometry”.
In the “Geometry of Enigmas”, its manufacture comes from an at once evolving and involving movement by fluffing and diffracting with photo-shot framing effects close to those of the cinema. Light and only light is in the human presence (Body and Graphics). The anecdotal is spent and fades out. But Man and his identity remain crucial. His shadow lingers, an induced, recurring, shattered presence, fully part of the fractal problematic that Jean-Claude Meynard now uses to represent the complexity of reality. “Fractal geometry has immense potential; it seems to me more open. Allied with digitization it can mix with reality, with a nature (I prefer the word ‘nature’ to ‘reality’) and to force networks, pixels and touches of colour to be part of the subject, of the living and of the work. The aim being, I reiterate, to open new perspectives and to look at the world in a non-finite way, or not definitely defined and to then redeploy possibilities of composition and recomposition, hence of life”.(4) Viz. Puzzle, Ecce Homo, Identity and Meta, etc.
Expansion, saturation, the will to make its architecture and structure visible, in two dimensions, in relief or in volumes. Thinking and translating chaos by opening, in every meaning of the word, new perspectives. Going against the grain, up-current even, from the Pop Art years (New Figurations, Salon de la Jeune Peinture) to a completely rethought, dusted-off and renewed geometrical abstraction. Other painters took the opposite route (Ray Johnson, Proweller, etc.) This coming and going, this permanent exchange, the successive stress put on form and/or content show how much the history of 20th-century art appears through interlacings and the interaction of pendulum movements. Didn’t Jean Louis Ferrier talk about Cubism as a type of Hyper-realism? “With its own problematic, is Cubism anything else but a Hyper-realism: if it seems to turn its back on reality, it’s only immediate reality, in order to better reveal its secret. Basically, it poses the problem of knowledge.
It is a reflexive realism which is not satisfied of just being but simultaneously poses the question of its existence.”5 Representation, as always, reality and symbolism. For his latest piece, Meynard seizes the myth of Babel to insert it into his own vision of the world. He re-interprets the architecture of Babel, “icon of complexity”, tower, sphere and cube from interdependent silhouettes which become signs of a perpetually evolving writing, humanity united anew through writing. Fractal Geometry affirms itself as a new human dimension. The work can be visited not only in situ but almost in vivo. The spectator moves inside forms and structures. Jean-Claude Meynard articulates thus both immersion and distancing. “What interests me: making a portrait of the living.” (6)
From the portrait to the self-portrait, concave, watermark or mirror image. “The self-portrait only makes sense as an emblematic form of each portrait.”7 Meynard or the fecundity of paradox. In his trajectory all is opposition and all is echo. Denying “periods”, with gradual slipping and sliding, the breaks in his works favouring an imposed coherence; to insert this formal and thematic dynamic into the arms of Procruste would be absurdly confining. But the clashing of Hyper-realist and Fractal paintings produces meaning, emotion and visual enjoyment. Styles face each other and complete each other here with the same formal understanding of an OS tree (8). Perspectives in these solid and thought-out works enable the freeing of a common thread. Intrinsically the works of Jean-Claude Meynard only exist in and by their complexity. His timeline and evolution reveal tit-for-tat and consecutive earthquakes of varying intensity. It is in its very principle and fate: coherent, fragmented, chaotic, holistic and unique. Fractal!
Robert Bonaccorsi translated by Richard Prevett
Notes :
1 . Biographical info from a letter from Jean-Claude Meynard, “What is the Beginning?”, April 2010
2 . François Derivery, Art et Voyeurisme. Des Pompiers aux Postmodernes. Campagnan, Editions EC, 2009, p. 231
3 . Interview with Jean-Claude Meynard/Henri-François Debailleux in Meynard, Fragments Editions, Paris 2004, p 19
4 . Ibid, p. 22
5 . Jean-Louis Ferrier, La Forme et le sens, Denoël/Gonthier, Paris, 1969, p. 3
6 . Interview with Jean-Claude Meynard/Henri-François Debailleux oc., p. 21
7 . Ibid., p. 20
8 . (Computer) Operating System